C'est un moyen de se consoler que de regarder sa douleur de près. - Stendhal
La douleur chronique n’est pas anodine. Elle touche 1 français sur 6, gâchant souvent profondément la vie de celles et ceux qui la subissent. Dans cet article, la psychoclinicienne Colette Aguerre répond à nos questions pour mettre en lumière les origines, les facettes et les "remèdes" utilisés pour gérer la douleur - et plus spécifiquement la douleur chronique.
D’où viennent les douleurs chroniques ?
Elles peuvent avoir plusieurs origines. Elles peuvent être mises en lien avec l’existence de maladies rhumatismales (type arthrose, arthrite, etc.), ou être générées par des maladies auto-immunes (type maladie de Crohn, rectocolite ulcéro-hémorragique, sclérose en plaques, etc.). On peut aussi s’agir de douleurs lombalgiques, de maux de tête (migraines, céphalées de tension, etc.), en encore, de douleurs difficilement explicables au regard de l’absence de dommages corporels. Parfois, il arrive que l’on ait affaire à des douleurs diffuses, un peu partout dans le corps, sans localisation bien précise, ou dont la localisation peut varier selon les moments. C'est le cas, par exemple, de la fibromyalgie.
Une douleur chronique, par définition, c'est une douleur qui dure entre 3 à 6 mois. On peut commencer à parler de douleur chronique dès lors que la douleur s'installe, mais ce n'est pas le seul critère de définition. En fait, une douleur chronique est une douleur qui a une incidence sur le bien-être et la qualité de vie, et qui peut devenir handicapante dans différents domaines. Elle peut notamment altérer les relations sociales et isoler. Le sentiment de solitude, et d’injustice qui va bien souvent avec, est souvent évoqué par les patients douloureux chroniques. Et puis, à la différence d'une douleur aiguë, qui a une fonction d'alerte, il est plus compliqué de voir en quoi la douleur chronique peut être utile. On y voit plutôt des inconvénients...
En règle générale justement, en quoi la douleur est-elle utile ?
La douleur peut revêtir une utilité intéressante parce que quand on a mal, on prend soin de son état de santé, physique et émotionnel, on va chercher à se soigner, mais aussi à se protéger, à se préserver.
On se rend pleinement compte de l’utilité de la douleur aiguë lorsqu’on s’intéresse aux personnes qui présentent une analgésie congénitale, c'est-à-dire qui sont insensibles à la douleur dès leur naissance. C’est un problème majeur parce qu’elles peuvent se blesser sans s'en rendre compte, ne pas s’apercevoir qu’elles se sont fracturées des os, et présenter des hémorragies internes, parfois lourdes de conséquences physiquement délétères.
Peut-on être empathique à la douleur des autres dans ce cas ?
Une intéressante étude, menée par Nicolas Danziger et ses collaborateurs, a montré que les personnes souffrant d'analgésie congénitale, donc insensibles à la douleur depuis leur naissance, étaient capables de comprendre la souffrance physique d’autrui, autrement dit, de développer à leur égard une empathie, plutôt de nature cognitive. Quand l’autre a mal physiquement, elles peuvent comprendre ce qu’il ressent, même si elles n’ont jamais vécu ce genre d'expériences. Je trouve cette étude assez extraordinaire parce qu'elle montre qu'on peut développer de l'empathie envers la souffrance des autres, quand bien même on ne l'a soi-même pas expérimentée, ce qui suggère, par extrapolation, que les soignants n’ont pas besoin d’avoir enduré les souffrances physiques de leurs patients pour les comprendre et les prendre pleinement en considération.
La douleur est-elle subjective ?
La dimension subjective, on la décèle essentiellement dans la douleur physique chronique.
François Boureau, médecin français, a été le premier praticien hospitalier à proposer l’usage des thérapies cognitivo-comportementales (TCC) pour aider les personnes à mieux gérer leurs douleurs physiques chroniques, mais aussi leurs indices négatives (psychologiques, relationnelles, etc.). Son approche biopsychosociale de la douleur chronique repose sur l’idée qu’elle revêt plusieurs composantes. Il y a une composante physique, qui a trait aux récepteurs à la douleur. Il y a une composante psychologique, qui se divise en une partie comportementale, et une partie cognitive. Et il y a une composante relationnelle.
Le problème qui se pose notamment chez les douloureux chroniques, c'est qu’ils ont bien souvent tendance à dramatiser. Il s’agit principalement des patients que l’on rencontre à l’hôpital, au sein des centres de traitement de la douleur, et qui ne sont donc pas forcément représentatifs de tous les douloureux chroniques. Il s’agit de personnes en proie à de grosses difficultés en matière d’'auto-gestion de leur douleur chronique, qui ont souvent tendance à ressentir leur condition au travers du prisme d’un sentiment d'impuissance, parfois teinté de désespoir. Ils se sentent aussi seuls avec leur souffrance, s'imaginent que personne ne peut leur venir en aide, ce qui relève d’une manière très subjective de voir les choses. On essaie notamment d’assouplir ce genre de croyances dysfonctionnelles dans le cadre d’une thérapie cognitivo-comportementale (TCC). De surcroît, ce n’est pas toujours évident pour eux sur le plan relationnel qui impacte grandement aussi le vécu de la douleur, au même titre que ses aspects psychologiques.
Y a-t-il un type de personnalité plus à même de ressentir la douleur ?
Les connaissances scientifiques actuelles ne nous permettent pas d’identifier un profil psychologique type prédisposant à coup sûr à souffrir de douleurs chroniques. Des chercheurs et des cliniciens ont néanmoins essayé de décrire certaines caractéristiques psychologiques bien souvent retrouvées chez les personnes fibromyalgiques. La fibromyalgie, c'est une pathologie encore un peu mystérieuse de nos jours. Les personnes qui en souffrent ont généralement un peu mal partout, et il demeure encore difficile de nos jours de savoir précisément pourquoi… Bien souvent, on a remarqué chez les personnes fibromyalgiques, qu'avant de tomber franchement malades, de ne plus pouvoir faire grand chose à cause de leurs douleurs, d'être franchement handicapées (à tel point que ce sont des personnes qui deviennent très sédentaires à un moment donné), il s’agissait bien souvent auparavant de personnes qui présentaient un profil radicalement différent. Elles avaient plutôt tendance à s'agiter beaucoup, à être ce qu'on appelle “workaholic”, ergomaniaques. L’ergomanie, c'est l'addiction à l'activité sous toutes ses formes. Il s’agit d’un terme qui ne s’applique pas nécessairement toujours au rapport personnel à l'activité professionnelle. Ici, on a affaire à des personnes qui ont un profil qu'on pourrait qualifier de “jusqu'au boutiste”, qui tendent à se surmener physiquement. Quand on les rencontre à l’hôpital, elles sont plutôt épuisées que survoltées, “au bout du rouleau”. Alors, on peut dire que oui, il y a des tendances psychologiques qui caractérisent bien souvent les personnes fibromyalgiques, susceptibles de constituer un profil de personnalité dit “à risque”, mais ce n'est pas pour autant un profil qu'on retrouve chez toutes ces personnes.
Le dénominateur commun en général de toutes les personnes qui souffrent chroniquement de douleurs et qui ont du mal à autogérer leurs douleurs chroniques, c’est qu’elles ont tendance à dramatiser. Cela induit bien souvent chez elles une propension à l'anxiété, aux inquiétudes, qui peut parfois aller jusqu’à favoriser l’éclosion d’un trouble dépressif. On ne parle pas de “personnalités”, mais plutôt de tendances, qui vont constituer des facteurs de vulnérabilité: tendance à stresser, à dramatiser, voire à se résigner et à se victimiser, etc., etc.
Y a-t-il des “remèdes” efficaces pour gérer aux douleurs chroniques ?
Il n'y a pas de solution type. Chaque individu étant unique, on va rechercher la solution qui lui répond le plus à ses besoins, notamment celle qui est adaptée à son profil psychologique.
Parmi les études menées, beaucoup d’entre elles suggèrent qu’il vaut mieux ne pas dramatiser. De surcroît, il importe de rester actif physiquement, quand bien même on souffre de douleurs chroniques. Pour ce faire, il faut trouver une activité physique adaptée à ses douleurs chroniques, et surtout ne pas se réfugier dans la sédentarité, au regard du fait qu’elle conduit bien souvent à la “kinésiophobie”. Ce terme désigne la peur de se faire mal, d’avoir encore plus mal en bougeant. Cette peur fait que pas mal de personnes douloureuses chroniques finissent par se réfugier dans la sédentarité, à s'isoler et à avoir finalement une vie assez restreinte, et donc peu satisfaisante.
On entend aussi beaucoup parler à l'heure actuelle d'auto-compassion, de bienveillance envers soi-même, car on s'est rendu compte que les personnes douloureuses chroniques (mais ceci est valable aussi pour d'autres populations cliniques en proie à des difficultés psychologiques), font beaucoup dans l'auto-critique, sont très dures envers elles-mêmes. Donc, pour contrebalancer cette tendance-là, qui est dysfonctionnelle, mieux vaut être bienveillant envers soi-même. Se parler avec douceur permet de se rassurer, de se consoler, de se donner du courage. Cela relève pour beaucoup de personnes d'un véritable apprentissage, de patience, car ces personnes n’y sont pas habituées à entrer en contact avec elles-mêmes de la sorte. Or être aussi dur envers soi-même prédispose à des ruminations, des inquiétudes. En bref, il s’agit d’une attitude auto-destructrice. À l'heure actuelle, il y beaucoup de travaux sur l'auto-compassion qui nous laissent penser cela, démontrant qu’il s’agit d’une valeur ajoutée intéressante pour aider à auto-gérer avec succès des douleurs physiques chroniques. En préconisant des pratiques d'auto compassion, on essaie donc de lutter contre ces croyances dites “dysfonctionnelles”, ces croyances limitantes qui barrent l'accès au bien-être et au bonheur.
La psychologie positive peut-elle vraiment aider les douloureux chroniques ?
Chez les douloureux chroniques, on remarque une certaine privation de l’accès au bonheur, et plus spécifiquement de l'auto compassion. Certains ont des pensées limitantes, des pensées dysfonctionnelles, des croyances erronées qui barrent plus ou moins leur accès au bonheur et au bien-être. Cela peut sembler vraiment étonnant, mais certains d’entre eux n’ont tout simplement pas été habitués à l'idée de s’occuper de leur bien-être et de leur bonheur… Ils vivent ça presque dangereusement, parce que cette démarche est susceptible d’activer des émotions submergeantes, en les renvoyant à des manques affectifs, une absence de considération ou d’amour, des trahisons, des abandons, autrement dit, des histoires passées difficiles sur le plan relationnel, qui les bouleversent émotionnellement.
La psychologie positive, via notamment des pratiques d'auto-compassion, peut les aider à mieux auto-gérer leur souffrance. Mais ça peut aussi être une aventure un peu pavée de difficultés, ou du moins, d'appréhensions.
Conversation avec Colette Aguerre, enseignant-chercheur en psychopathologie à l'université de Tours, psychologue clinicienne et psychothérapeute, nous donne quelques clés pour mieux comprendre cette problématique.