« Au commencement était l'émotion. » Louis-Ferdinand Céline
- L’alexithymie, c’est quoi ?
L’alexithymie pourrait se traduire étymologiquement par « l’absence (a) de verbalisation (lexi) de nos émotions ou sentiments (thymie) ».
- D'où ça vient ? Qu’est-ce qui la déclenche ?
Ce trouble recouvre un champ médical relativement large, allant des troubles neurologiques aux troubles psychiatriques comme la schizophrénie. Le « sourire immotivé » est un symptôme fréquent du syndrome schizophrénique et il est l’exemple type d’une dissociation entre une émotion (sourire) et une situation discordante à l’émotion (une mauvaise nouvelle), rendant ce sourire aux yeux des autres, immotivé.
Les autres causes d’alexithymie sont de nature psychologique et ne relèvent pas à proprement parler d’une maladie.
Notons que l’intensité de l’alexithymie est dans ce cas, en général bien moindre, allant de la difficulté à ressentir des émotions jusqu’à l’impossibilité de les exprimer.
Les causes psychologiques sont généralement de nature traumatique ou liées à un trouble de l’apprentissage de « l’expression émotionnelle ». C'est la raison pour laquelle il est primoridial de transmettre les émotions dès l'enfance via l'assouvissement des besoins fondamentaux, à l'origine également de l'estime de soi.
Notre « régulation émotionnelle » est en grande partie dépendante de nos apprentissages qui se font par imitation et cela expliquerait pourquoi les réactions émotionnelles diffèrent beaucoup d’une culture à une autre, d’une famille à une autre...
Aussi, tout traumatisme psychologique - d’autant plus s’il est intense, précoce et répété - peut générer de l’alexithymie sévère : forme de « sidération émotionnelle » ayant pour but de limiter la souffrance de l’individu, en même temps qu’elle réduit son expressivité émotionnelle...
- Comment la détecter ?
Nous avons déjà tous croisé une personne alexithymique et nous avons déjà tous été nous-même dans un état transitoire d’alexithymie. Lors d’une situation comme une confrontation à un supérieur hiérarchique par exemple, ou face à la personne dont nous tombons amoureux. Le stress s’invite alors dans la régulation émotionnelle et peut déclencher un bégaiement, voire même dans certains cas, une sidération.
Ces états transitoires, perçus comme craquants ou agaçants selon les attentes des uns et des autres, sont considérés comme des réactions « normales ».
Au cinéma, beaucoup de réalisateurs prennent pour héros un individu alexithymique le rendant à la fois mystérieux et maladroit émotionnellement. L’alexithymie est alors une carapace affective l’obligeant à être bien plus dans l’action que dans le ressenti ou la parole. Dans la série « Le jeu de la dame » par exemple, l’héroïne est une femme alexithymique aux multiples traumatismes et à la pensée opératoire, que le jeu d’échecs révèle. Il faut cependant séparer un état transitoire d’un état durable ou chronique. Car cela peut-être séduisant au cinéma mais dans la vraie vie, c’est source de souffrance pour l’individu ou son entourage.
Certains métiers nécessitent également une forme d’alexithymie, ou du moins une capacité de contrôle émotionnel élevée. C’est le cas des pilotes ou des chirurgiens par exemple.
Les cultures asiatiques, la culture japonaise notamment, cultivent cette faible expressivité émotionnelle, perçue comme embarrassante. En Europe, l’aristocratie est un exemple de « fonctionnement alexithymique », où les émotions sont perçues comme trop brutes, pas assez nobles, ramenant l’humain au rang d’animal.
- Quels en sont les symptômes ?
Les symptômes recouvrent à la fois les troubles intégratifs (l’intégration des émotions) et expressifs (leur expression); mais aussi des stratégies adaptatives de l’individu face à son alexithymie, qui peuvent être plus ou moins appropriées.
Les troubles intégratifs sont principalement liés à l’intensité du ressentie des émotions, mais peuvent être aussi qualitativement restreints, voire dissociés, c’est-à-dire en mauvaise concordance à la situation.
Les troubles expressifs correspondent également à une restriction quantitative, qualitative et dissociative. Quantitativement, les émotions exprimées sont de faible intensité. Et qualitativement, le nuancier émotionnel est restreint, tant dans le langage verbal que non verbal.
La personne alexithymique va compenser par un style cognitif et comportemental particulier. Son style cognitif est de type opératoire, fonctionnel, descriptif, logique, avec peu de « mélodie » et son style comportemental est très engagé, fonceur (pas le temps pour se poser 36 questions...).
Les études montrent que les troubles psycho-somatiques chez les personnes alexithymiques sont relativement fréquents. On trouve par exemple la fibromyalgie, les troubles fonctionnels intestinaux, les céphalées de tension ou certains troubles cutanés de type eczéma ou psoriasis.
- Sommes-nous tous logés à la même enseigne ?
Il n' y a pas à proprement parler de personnalité alexithymique, ni même de trouble alexithymique catégorisé ou reconnu par l’OMS.
Le degré d’alexithymie d’un individu va dépendre de son caractère (identité apprise) et donc du style émotionnel dans lequel il a grandi, ainsi que de son tempérament (identité génétique). L’introversion correspondrait au support génétique de l’alexithymie.
- Comment mettre à l’aise une personne “alexithymique” ?
Certaines situations sont plus inconfortables que d’autres pour les personnes alexithymiques.
Les conversations intimistes où le vécu de l’individu et ses ressentis sont au premier plan, ne seront pas chose aisée pour lui, tout comme les situations contemplatives où l’action n’est pas tellement possible. Les situations imaginaires, où le concret laisse place à la fantaisie, ne seront pas non plus des plus agréables pour une personne ayant de l’alexithymie.
Inversement, les situations où la logique, l’action et le concret sont davantage requis, permettront aux personnes alexithymiques d’être plus à l’aise.
Notons que bien que ce trouble soit sensible aux apprentissages, il n’est pas souhaitable de ne jamais « confronter » la personne à la situation redoutée. Avec bienveillance, on peut l’amener à prendre goût à l’identification de ses sentiments, à leur expression et à leur partage...
- À partir de quand est-ce douloureux pour soi, et pour l'entourage ?
Le partage émotionnel est important, tant pour le plaisir relationnel que pour la résolution des conflits interpersonnels.
Les émotions nous rapprochent et nous font nous dire, « moi aussi je ressens ceci ou cela » alors qu’il n'y a peut-être pas de raison très objective à cela. Dans ces situations, seul le partage émotionnel nous permet de nous comprendre réciproquement et de nous consoler empathiquement de nos vécus existentiels.
Une personne alexithymique penchera davantage vers la raison et l’action au regard du monde et de ses relations, laissant parfois aux autres, une image un peu froide et distanciée. Un dialogue de sourd peut alors vite s’installer et l’incompréhension communicative mener à des conflits ou à des séparations.
- Les fausses croyances sur ce sujet
La fausse croyance la plus répandue est probablement l’idée que la personne alexithymique n’éprouve aucun sentiment.
Certes, il existe quelques profils extrêmes, du type “personnalité psychopathique” où la froideur affective et la cruauté sont les seuls registres émotionnels présents. Mais sortis de ces extrêmes, l’alexithymie génère d’avantage une frustration : de ne pas pouvoir ressentir des situations affectives, de ne pas pouvoir les communiquer ou les partager autrement que par l’action et l'engagement...
- Qu'est-ce qu'on ne sait pas sur ce sujet ?
Derrière l’alexithymie se cachent bien souvent quelques traumatismes. Le cerveau, pour limiter la souffrance, va fonctionnellement baisser le volume émotionnel et anesthésier de nombreux sentiments douloureux.
Les autres causes fonctionnelles d’alexithymie sont de nature culturelle et éducative. Il est donc difficile de positionner le curseur. Le concept d’intelligence émotionnelle est entré dans notre vocabulaire, et une sensibilisation précoce dès l’école maternelle permettrait certainement une baisse de l’alexithymie et de ses conséquences somatiques et psychiques.
Les causes génétiques, comme le syndrome d’Asperger, font elles aussi l’objet de nombreuses études. Leur dépistage est en augmentation, et le « rejet social » des personnes touchées est de moins en moins réel.
Dernier tabou : les hommes recevant une « éducation genrée » sont élevés dans le stéréotype de ne pas trop ressentir et exprimer leurs sentiments, conduisant certainement au sex ratio d’environ 4 hommes alexithymiques pour 1 femme selon les études.
D’autres études corrèlent la répression des sentiments à un plus grand risque de violence, probablement en raison d’un mauvais usage des émotions dans la gestion des conflits, entraînant un risque de passage à l’acte plus élevé chez l’homme.
Dr. Daouk, psychiatre