La dissociation, c'est la désunion de fonctions mentales normalement associées. C'est assez flou, comme définition... Partons plutôt de la définition inverse, qui est l'association. Prenons mon cas précis : je sais qui je suis, tout de suite maintenant. Je sais pourquoi je suis là, à l'instant présent. Je sens que je suis assis sur une chaise, j'arrive à gérer mon contrôle moteur, je peux décider de faire tel ou tel geste et je peux aussi décider d'éviter de faire certains gestes. Toutes ces choses là, je les contrôle ! Et toutes ces fonctions mentales que je viens de décrire, elles sont reliées les unes aux autres, pour donner un ensemble à peu près cohérent, qui est moi, maintenant, tout de suite.
Dans la dissociation, ce qui se passe, c'est qu’une ou plusieurs de ces fonctions vont se déconnecter des autres, pour se mettre en mode automatique ou pour s’arrêter de fonctionner.
Pour mieux comprendre, prenons la métaphore de l'orchestre. Le fait que tout le monde joue ensemble, va donner un résultat cohérent. Imaginons maintenant que le chef d'orchestre décide à un moment donné de partir... L'orchestre va continuer à jouer, car chaque section connaît ses partitions. Le résultat sera peut-être un peu moins parfait que s'il y avait eu le chef d'orchestre, mais globalement, on aura quand même ce qu'on est en droit d'attendre. C’est une situation où on se met un petit peu en mode automatique. Cet exemple-là fait référence à un mode de dissociation qui s'appelle “l'absorption”.
Autre exemple très courant et très personnel à la fois : je vais travailler tous les jours à pied. Durant ce trajet, j'écoute soit de la musique, soit de très bons podcasts. Je me rends compte de façon assez systématique que quand j'arrive, je ne me souviens absolument pas de ce qui s'est passé sur le trajet. C'est considéré comme non pathologique, à partir du moment où je suis en mesure de reprendre le contrôle s'il y a besoin. Par exemple, si sur le trajet, je croise quelqu'un que je connais et qui m'interpelle, je vais sortir de ma focalisation sur ce que j'écoute et je vais aller au devant de cette personne, la saluer, etc.. Et je m'en souviendrai quand je serai arrivé au travail. Certaines formes d'absorption sont plus pathologiques que ça, puisque vous restez coincé... Même en étant sollicité, on peut avoir du mal à reprendre le contrôle.
On peut aussi donner l'exemple de l'amnésie dissociative. Il y a des gens qui se retrouvent quelque part, sans avoir aucune idée de comment ils sont arrivés là. C'est lié à une dissociation de la mémoire.
Un troisième exemple, au niveau du contrôle moteur. Il y a des gens qui se retrouvent paralysés, et on ne retrouve aucune cause à cette paralysie. Dans certaines situations, c'est la dissociation qui provoque cette paralysie.
À l'inverse, on peut avoir ce qu'on appelle des “crises psychogènes non épileptiques”. Ce sont des secousses musculaires qui surviennent comme ça, on perd le contrôle de ses mouvements. Les muscles se mettent un peu en mode automatique et cela crée des convulsions…
On considère actuellement que la dissociation, de manière générale, est une réaction au stress. Par exemple, lors d’une attaque de panique, on peut avoir ce qu'on appelle “la dépersonnalisation”. C'est une forme de dissociation pendant laquelle on a l'impression, de se détacher de soi-même,de son corps, de ses pensées, de ses émotions…
Autre exemple : la dissociation qu'on peut avoir pendant une expérience traumatique. Il y a des gens qui, par exemple, ont le sentiment de se détacher de ce qu’il se passe pendant une agression. Comme s'ils n'étaient pas là…
La dissociation peut aussi revenir après un traumatisme. L'exemple qu'on donne le plus fréquemment, c'est l'exemple du flash back. C'est le fait de revivre ce qui s'est passé pendant le trauma, mais bien après, sous des formes très différentes. Ca peut être visuellement, mais ça peut aussi être par d’autres sens. C'est comme si le traumatisme se reproduisait en direct, et qu'on le revivait. C'est aussi de la dissociation.
A l’hôpital psychiatrique, ce que je vois le plus comme forme de dissociation, c'est la dépersonnalisation et la déréalisation, qui est un petit peu l'équivalent en termes de détachement, mais c'est le sentiment de se détacher de ce qui nous entoure. Ce sont des phénomènes qui peuvent évidemment contribuer à provoquer des détresses émotionnelles.
Ce que je vois aussi pas mal comme forme de dissociation, c'est ce qu'on pourrait appeler l'engourdissement émotionnel. C'est quand on a le sentiment que ses émotions sont en train de s'éteindre, ou qu’on ne les ressent plus, au point de provoquer des automutilations. Dans ces situations-là, on va se faire mal et se couper, pour sentir à nouveau son corps.
Comment remédier à la dissociation ? Les médicaments sont globalement peu efficaces sur la dissociation. Certains sont utilisés pour atténuer la réaction émotionnelle qui pourrait participer, déclencher ou découler de la dissociation.
Ce qui est recommandé avant tout pour gérer la dissociation, ce sont les psychothérapies : la thérapie cognitivo-comportementale (TCC), la thérapie comportementale dialectique (TCD). Et dans les situations où la dissociation est liée à un traumatisme, on a aussi l'EMDR, voire l'hypnose même.
De manière générale, l'objectif de ces psychothérapies, c'est de s'exposer à la dissociation, pour la rendre plus tolérable. Donc ça peut consister à s'exposer à des souvenirs traumatiques, s'il y a eu traumatisme.
Dans la TCC, on fonctionne avec une série de techniques. On peut avoir par exemple ce qu'on appelle l'ancrage, qui permet de lutter contre la dissociation quand elle est là ou quand elle est sur le point d'arriver. Il y a aussi l'identification des déclencheurs, qui consiste à faire la liste de tout ce qui peut déclencher la dissociation. Dans la phase d'après, qu'on appelle la discrimination du stimulus, où on va essayer de poser sur papier ce qu'il y a de similaire ou de différent entre les déclencheurs de dissociation et le traumatisme qui est à l'origine de la dissociation.
Au-delà de tout ça, l'objectif ultime va être de s'exposer aux souvenirs traumatiques, pour les rendre plus digestes, plus vivables, et qu'ils viennent moins nous hanter avec de la dissociation.
Imaginons que j'ai vécu un traumatisme, que j'ai survécu à un tsunami, mais que ça m'ait profondément traumatisé. Je pourrais tout à fait être perturbé par des flash back, où je revis la scène où j'ai failli mourir. Et qu'est-ce qui pourrait déclencher ces flash back ? D'être à la plage, avec des vagues. Des choses qui peuvent ressembler un petit peu…
Le problème dans la dissociation traumatique, c'est qu'on va avoir tendance à se dissocier, parce que le cerveau croit authentiquement que le traumatisme se reproduit à nouveau. En réalité, ce sont juste des déclencheurs, qui n'ont pas forcément une propension dramatique ou catastrophique. Donc, l'idée est d'essayer de rappeler au cerveau que “Non, ce n'est pas un tsunami qui arrive, ce sont juste des vagues !” Donc on note bien ce qui différencie et ce qui est similaire. Ok, dans les deux cas, ce sont des vagues, mais la différence, c’est quand même la taille... Qu'est-ce qui a changé ? Je dois me recentrer sur le "maintenant", pour faire prendre conscience à mon cerveau que je ne suis pas au moment où ça s'est passé, je suis maintenant. Je ne suis plus en danger. Tout cela est fini. En le faisant de façon répétée, ça aide vraiment ! La TCC, c'est de l'ordre de la rééducation du cerveau.
Conversation avec le Docteur Igor Thiriez, psychiatre et responsable d’une unité d’admission en hôpital psychiatrique.