« Ne mépriser la sensibilité de personne. La sensibilité de chacun, c'est son génie. » Charles Baudelaire
Si le corps a des sensations pour nous informer des phénomènes physiques et chimiques qui nous entourent, l'esprit lui, a des émotions pour nous informer des enjeux relationnels. Nous sommes en effet des êtres sociaux et nos sentiments servent principalement à la régulation de nos relations humaines. Si quelqu'un nous agresse, on prend peur ou on se met en colère. Et si quelqu'un nous aime, on ressent cette affection. Nous pouvons même ressentir ce que quelqu’un ressent, grâce à des neurones dits “miroirs”, qui nous dotent d’empathie.
Parfois trop, parfois pas assez, notre sensibilité émotionnelle varie au cours de notre vie, tout comme elle varie d’un individu à un autre. Parfois insensible, parfois hypersensible, notre intensité émotionnelle oscille en fonction de multiples facteurs. Certains sont immédiats, comme le système hormonal ou notre fatigue; et d’autres plus structuraux, comme notre génétique ou nos apprentissages précoces. Certains troubles aussi, comme le syndrome d'Asperger ou le trouble borderline, abaissent ou amplifient l’intensité émotionnelle et peuvent dès lors être assez déroutants pour les proches comme pour l’individu.
Le baromètre de la sensibilité n’est donc pas le même pour tous, d’autant que les facteurs culturels et éducatifs influent également.
On peut néanmoins identifier quelques profils, simplement liés au degré de sensibilité émotionnelle qui les caractérise.
Le profil hypersensible ressent intensément les situations relationnelles. Cette réactivité émotionnelle peut être sélective ou globale. En fonction des apprentissages, du vécu et des données génétiques de la personne, elle pourra dans le même temps être hypersensible à l’injustice et peu sensible en amour ou en amitié par exemple. La protection, voire la sur-protection, devient un mal nécessaire, et l’évitement, un style comportemental assez répandu parmi les ultra sensibles. La confrontation ou l’exposition aux situations relationnelles sont toutefois plutôt recommandées par les spécialistes car cela amène à une désensibilisation progressive de l’émotivité. Le style cognitif de l’hypersensible est fréquemment associé à certaines croyances fondamentales du type « le monde est nécessairement juste » ou « l’amour est plus fort que tout », déclenchant ainsi des émotions fortes face aux dissonances entre ces croyances et la réalité. Le beau, le bon, le juste sont des idéaux possibles et non une tendance à suivre pour les personnes hypersensibles. Le développement d’un imaginaire riche et fécond est un refuge fréquent face à une réalité perçue comme cruelle et injuste.
Quelques données épidémiologiques tendent à montrer que l’hypersensibilité est fréquemment associée à un haut potentiel intellectuel. D’autres données estiment également la prévalence de l'ultra sensibilité à presque 1 personne sur 5.
Quelques célébrités comme Barack Obama, Angelina Jolie, Albert Einstein, Léonardo DiCaprio ou encore Emma Watson se sont déclarées hypersensibles ou ont été perçues comme telles, et ont donné à ce profil, de jolies lettres de noblesse. Loin de l’image de vulnérabilité, qui était dans le passé associée à l’excès de sensibilité, on perçoit désormais l’hypersensibilité comme une faculté, une intelligence émotionnelle, une richesse, une preuve d’humanisme.
Les personnalités borderline ont une sensibilité émotionnelle très forte. À la recherche de sensations fortes, de passion, de plaisir intense, les désirs sont vécus aussi fortement que les déceptions, les frustrations, le manque ou l’ennui. Dans la croyance et les comportements de la personnalité borderline, les émotions fortes sont même le remède à cet ennui existentiel profond. L’intensité émotionnelle est élevée dans les deux sens, en tout ou rien, les plus à la hauteur des moins, à la vie à la mort. Mais où trouver une telle intensité émotionnelle ? Bien souvent au-delà des limites, du côté des interdits qui sont souvent franchis, là où le palpitant est à son maximum, bien loin du train-train quotidien qui met ce cœur à l’arrêt. Pour sortir de l’habituation et de l’ennui, il faut donc augmenter les doses de sensations rendant ce profil de personnalité particulièrement addictif aux substances, à l’amour, au travail, au sport... L’intensité l’emporte sur la sécurité. Le piment l’emporte sur le plat. Alors on se brûle, on se pique, on se fait mal mais on ressent intensément. Dans ces conditions, comment conserver son travail ? Comment trouver l’amour ? Les ruptures et séparations jalonnent le parcours de ces personnalités qui, à la recherche de nouvelles sensations fortes, accentuent leur perte de sens existentiel et le sentiment d’errance par déconstruction.
Ces personnalités sont aussi admirées que redoutées et embarquent leurs proches dans un tourbillon sensationnel au sens propre comme au sens figuré !
A l’inverse, la sensibilité émotionnelle et son expression peuvent être limitées. C’est l'alexithymie.
Les raisons en sont multiples, parmi lesquelles on retrouve le syndrome d’Asperger, certains traumatismes, ou encore une éducation ou une culture à faible expression émotionnelle.
- Du point de vue de l’aristocratie ou de la noblesse, les émotions sont perçues comme « primales », elles doivent être éduquées, maîtrisées, presque « domptées ». L'humain doit s’élever, et sa part pulsionnelle et instinctive doit être réprimée. Tout ce qui renvoie au corps et à son fonctionnement brut rappelle l’animal, l’humain « mal élevé ». La famille royale anglaise est un exemple typique où la pudeur émotionnelle peut presque se confondre avec un manque d’affectivité réelle.
- Dans les cultures asiatiques, exprimer ses émotions ou dévoiler ses sentiments douloureux est plutôt perçu comme faire souffrir les autres inutilement. Utiliser l’empathie est potentiellement nuisible pour le groupe et peut faire perdre en efficacité ou productivité. Le groupe est plus important que l’individu et celui-ci ne doit pas se plaindre, ne pas exprimer ce qu’il ressent pour ne pas ralentir l'équipe. Dans d’autres cultures, notamment européennes, ce ne sont pas les sentiments négatifs qu’il faut réprimer mais plutôt les sentiments positifs. Par exemple, afficher sa réussite peut être considéré comme malvenu, voire suspect.
- Dans certaines familles, l’expression émotionnelle peut être limitée en raison de traumatismes, tels que le deuil de parents ou d’enfants. L’expression émotionnelle est limitée pour ne pas raviver la douleur de l’autre et l’on se doit de se montrer fort et digne. Même si tout et son contraire ont été dits sur les deuils, les dernières données tendent à montrer qu’il est souhaitable de partager sa douleur, ses sentiments, sa peine, afin de limiter une alexithymie et les risques psychosomatiques associés.
- Certains traumatismes sévères peuvent générer une dissociation et une sidération émotionnelle « fonctionnelle », c'est-à-dire réversible. Un débriefing précoce des traumatismes, de type agressions, est actuellement recommandé pour limiter le risque dissociatif et une sidération émotionnelle longue. Les thérapies de type EMDR cherchent à faire écouler au maximum l’émotion douloureuse « encapsulée » dans les centres nerveux thalamiques, sorte de « cerveau émotionnel ».
- Le syndrome d’Asperger peut être considéré, à un certain niveau, comme une limitation à comprendre, ressentir et exprimer des sentiments. Il s'agit d’un dérèglement d’ordre neurobiologique, et vraisemblablement à composante génétique. Les structures anatomiques sont normales et pourtant la neurotransmission semble ne pas fonctionner ordinairement. Le syndrome d’Asperger appartient au spectre autistique, classé dans les troubles envahissants du développement. Dans ce syndrome, l’individu vit à un niveau purement rationnel avec des capacités cognitives hors norme comme si « l’absence émotionnelle » libérait une disponibilité intellectuelle importante, souvent inexplorée pour la majeure partie d’entre nous. Par exemple, l’individu pourra être capable de cartographier une carte à la perfection ou encore de faire des calculs mathématiques complexes. Quelques séries ont repris le thème, dont « The good Doctor », mettant en scène un jeune interne de médecine surdoué tentant de comprendre et de développer son empathie.
Ces différents types de profils, de culture, d'éducation nous amènent à cette question : y a-t-il un niveau de sensibilité pouvant être considéré comme « normal » ?
La réponse est relative et non absolue. Notre sensibilité est normale ou non, relativement au contexte dans lequel on évolue. Plus que normale ou non, elle est adaptée ou non. Par essence, notre sensibilité a un caractère adaptatif et nous permet de sentir relationnellement ce qui se passe autour de nous.
Si cette sensibilité atteint cet objectif et permet l’épanouissement de l’individu au sein du groupe, alors tout va bien, indépendamment du niveau de sensibilité auquel le baromètre se trouve.
Dr. Omar Daouk, psychiatre