Le blog de Stream Affect

Passion compassion !

“La compassion n'engage à rien, d'où sa fréquence. Nul n'est jamais mort ici-bas de la souffrance d'autrui.” Emil Michel Cioran

La compassion n’est pas un sujet qu’on aborde tous les quatre matins. Cette qualité humaine, que beaucoup considèrent comme maîtrisée, n’est pas aussi accessible qu’on peut le croire. La société dans laquelle nous vivons, dictée par le temps et le rang, ne nous facilite pas la tâche... Est-ce une aptitude innée ? Que signifie exactement ce terme ? Dans quelle mesure en faisons-nous preuve ? Ce sont les questions que l’on s’est posées dans cet entretien.

Isabelle Leboeuf, docteure en psychologie clinique et psychothérapeute, nous éclaire sur le sujet.

  • La compassion est-elle innée ou acquise ?

La compassion, c'est d'abord une motivation. C'est-à-dire qu'on a une sensibilité à la souffrance des gens qui nous entourent, également des animaux. Cette motivation est liée au fait que nous sommes des mammifères et que notre survie s'est installée autour de notre capacité à nous entraider. Donc, nous avons pu nous soigner les uns les autres, nous apporter de l'aide, nourrir les petits et progressivement, les personnes malades et les plus âgées. Et cette compassion, cette capacité à être sensible à la souffrance des autres et également à aller vers cette souffrance et à la soulager, a été vraiment quelque chose de central dans l'évolution de l'humanité. Donc il y a une part d'inné, lié au fait que les mammifères prennent soin de leurs petits, et une part d'acquis, puisque lorsqu'on fait l'expérience d'aider les autres, on en retire une satisfaction, une joie - la joie de la compassion. Et cette joie va renforcer cette motivation qu'on peut avoir à aider les autres et à s'aider soi-même lorsqu'on est en difficulté.

On peut ajouter que la compassion, c'est quelque chose qui peut être orienté vers soi lorsqu'on a des difficultés. Le premier réflexe, ça peut être d'être en colère, de s'en vouloir. On peut se parler dans notre tête de façon parfois assez dure lorsque l'on rate un examen par exemple, ou tout simplement lorsqu'on oublie ses clés. On peut avoir une petite voix qui vient nous dire des choses pas sympas. Et le fait de pouvoir activer cette motivation à la compassion envers soi-même, ce qu'on appelle l'auto compassion, ça va venir apporter une sorte de restauration. Ça va venir nous réconforter nous-même et nous permettre de plus facilement traverser les moments difficiles, les moments d'épreuve qu'on a tous dans notre vie. 

Cette auto compassion s'appuie sur trois choses. 
  • Elle s'appuie sur notre capacité à être présent dans le moment actuel, le fait de pouvoir être connecté à notre propre souffrance. On va se dire "Oula, je suis en train de vivre un moment un peu difficile". 
  • Ça s'appuie aussi sur notre capacité à être reconnecté à l'humanité toute entière en quelque sorte, à pouvoir garder à l'esprit qu'on n'est pas les seuls à souffrir et que ça arrive à tout le monde d'oublier ses clés, concrètement.
  • Et le fait de pouvoir être gentil avec nous-même dans ces moments-là, c'est aussi quelque chose qui est protecteur. Il y a un nombre extrêmement croissant d'études qui montrent que l'auto compassion, c'est vraiment quelque chose de bénéfique dans la gestion psychologique des émotions difficiles. Ça peut paraître étonnant. Parfois il y a des gens qui me disent "Mais vraiment, on a le droit d'être gentil avec soi-même ?" Oui, on a le droit d'être sympa avec soi-même, tout comme on l'est avec les autres. C'est souvent plus facile d'être sympa avec nos amis, avec des gens qu'on estime, qu'on apprécie, qu'avec nous-même. 

Donc voilà, la compassion c'est quelque chose qui s'apprend. L'auto compassion aussi. Si vous n'en avez pas beaucoup, si vous êtes plutôt dur avec vous-même, sachez que vous pouvez apprendre à être sympa !

  • Le niveau d’auto compassion est-il comparable au niveau de compassion ?

On peut avoir beaucoup de facilité à aider les autres, mais avoir des difficultés à recevoir de l'aide ou inversement. Et on peut aussi avoir beaucoup de compassion pour les autres et très peu de compassion pour nous-même. C'est le cas, par exemple, des gens qui sont dans la relation d'aide. Ils vont avoir beaucoup plus de facilité à aider les autres qu’à s'aider eux-mêmes.

  • Compassion, empathie, enthousiasme, soutien, quelles différences ?

Effectivement, on est plus familier avec le terme "empathie" dans la culture francophone, et on a tendance à voir la compassion comme le fait de "souffrir avec l'autre", alors qu'en réalité c'est plutôt "être présent à la souffrance de l'autre". Il y a quelque chose de très actif dans le terme de compassion, surtout dans la culture anglo-saxonne qui, aujourd'hui, propulse ce terme de compassion pour vraiment recentrer toutes les approches de soins sur une souffrance, sur une compréhension globale de la souffrance dans le soin. Et donc cette empathie - qu’on a tendance à confondre avec la compassion - est bien différente, dans le sens où l'empathie est une capacité à comprendre le vécu de l'autre. Elle permet bien sûr de se mettre à la place de l'autre d'un point de vue émotionnel, mais aussi d'un point de vue intellectuel, de se mettre quelque part sur l'épaule de l'autre et d’essayer de voir le monde avec son point de vue, son regard. 

La compassion, elle, s'appuie sur l'empathie, bien sûr, parce que ça aide de comprendre ce que l'autre vit, mais elle va plus loin, dans le sens où elle va vraiment être une action d'aider l'autre. Et parfois, elle peut être complètement indépendante de l'empathie. Par exemple, un sauveteur qui va intervenir sur une situation d'effondrement d'un bâtiment ou d'incendie, il n'a pas forcément besoin de comprendre le vécu de la personne, il a juste besoin de comprendre la situation dans laquelle elle est et le danger qui la menace. Il va mettre en place des stratégies qui ne sont pas forcément des stratégies d'empathie. Un médecin qui soigne une jambe cassée par exemple, et bien, s’il nous comprend et nous dit "Mon pauvre, c'est dur d'avoir la jambe cassée", mais qu'il ne nous met pas un plâtre et qu'il ne nous soigne pas, on ne sera pas dans la compassion. L'empathie, à ce moment-là, n'est pas suffisante. On attend du soignant qu'il ait des actions de soin très concrètes. 

Donc, l'empathie, la compassion, ça se ressemble, mais c'est d'un côté une motivation, pour la compassion, et de l'autre une compétence, pour l'empathie. Et les deux vont très bien ensemble et très souvent, s'entraident l'une, l'autre.

Un autre exemple : on peut aussi utiliser l'empathie sans compassion, par exemple à des fins commerciales. On peut essayer de comprendre les besoins d'une personne, non pas pour soulager ses souffrances, mais tout simplement pour vendre quelque chose à des fins commerciales.

  • Comment reconnaît-on une personne qui ressent ou manque de compassion ?

Ce que je trouve intéressant, c'est que finalement une personne peut avoir de la compassion, mais ne va pas toujours être perçue comme telle. 
Par exemple, un des comportements typiques de quelqu'un qui a de la compassion va être l'écoute. Avec une écoute empathique, la personne qui est entendue va se sentir soutenue, aidée émotionnellement. Mais ce n'est pas si simple que ça d'écouter et d'être perçu comme quelqu'un qui écoute. Par exemple, le fait d'avoir son téléphone dans la main ou sur la table, va faire qu'on va être perçu par l'autre comme moins compatissant, dans une écoute moins authentique. Ce sont des petits gestes qui peuvent paraître anodins, mais le fait de mettre son téléphone dans sa poche quand on écoute quelqu'un, va faire que l'autre va se sentir plus écouté. La présence, l'attention, ce sont des choses qui sont extrêmement centrales et qui sont un peu challengées par toutes les distractions qu'il y a autour de nous. Ce n'est pas si simple que ça d' écouter vraiment quelqu'un dans une discussion au quotidien. Ces petits moments où on peut apporter de la compassion à quelqu'un, finalement, si on n'est pas attentif, l'autre ne va pas percevoir la compassion qu'on a l'intention de donner.
Notre société occidentale challenge énormément notre compassion, dans le sens où c'est une société qui est beaucoup plus basée sur la compétition. La compétition et la compassion sont des motivations qui peuvent entrer en conflit. Si on perçoit l'autre comme un ennemi qui veut prendre notre place, naturellement, on va moins percevoir sa souffrance. 
On est aussi dans une culture qui, de par le stress lié au temps, va avoir un impact négatif sur notre compassion. L'un des premiers freins de la compassion, c'est le sentiment de ne pas avoir le temps. C'est-à-dire que si on passe à côté de quelqu'un qui est en souffrance, même si on a envie de l'aider, si on n'a pas le temps, on va avoir tendance à passer outre et à se dépêcher d'arriver à notre rendez-vous. L'absence de disponibilité dans notre attention, c'est aussi quelque chose qui est vraiment frappant. Si un enfant à côté de nous, nous appelle, et qu'on est en train de regarder notre téléphone, on va peut-être avoir tendance à lui dire "Mais attends, attends". Et on va mettre plus de temps à répondre à la demande, à la détresse d'un enfant ou d'un collègue, parce qu'on n'a pas l'attention disponible.
Voilà les deux premiers freins à la compassion, c'est le manque de temps et le manque de disponibilité attentionnelle.
On peut aussi être freiné par ce qu'on appelle le "rang social". C'est-à-dire qu'on va avoir plus de compassion pour les animaux, pour les enfants, et moins pour les gens pour lesquels on a moins de considération sociale. Par exemple, les gens en situation de précarité sociale vont être paradoxalement moins aidés, dans les situations relationnelles, que les gens qui sont perçus comme plus aisés. C'est un peu contre-intuitif, mais c'est démontré par la recherche…

  • Y a-t-il un type de personnalité plus à même de ressentir de la compassion ?

Je pense qu’on peut avoir tendance à chercher à associer la compassion à une "personnalité", mais ce serait un peu comme associer la sexualité à une personnalité. C'est-à-dire que la compassion, c'est une motivation au même titre que la sexualité ou que le besoin de s'alimenter. C'est quelque chose qui est en chaque être humain et qui va se développer selon un contexte, et peut-être qu'effectivement la personnalité va entrer en jeu. C'est certain que des gens qui ont plus d'empathie vont avoir plus de facilité à accéder à la compassion. Mais en soi, on peut retrouver des réactions, des comportements de compassion, même chez des personnes qui ont des traits de personnalité psychopathiques. S’ils sont en capacité de percevoir la souffrance, alors ils vont avoir une motivation de compassion.

  • Est-ce qu’on peut vivre sans compassion ?

On peut toujours vivre sans compassion comme on peut vivre sans sexe, oui. À l'inverse, peut-on être heureux sans compassion ? C'est, je pense, un peu plus compliqué. En tout cas, c'est vraiment un facteur de bien-être, physique, psychologique et d'épanouissement social. Les leaders sont des gens qui ont beaucoup de compassion. Les gens qui accomplissent des choses extraordinaires sont très souvent des gens qui ont beaucoup d'auto compassion. Donc, c'est vraiment un facteur de croissance et d'épanouissement personnel comme professionnel.

  • Comment peut-on développer sa compassion ?

Aujourd'hui, il y a plein de programmes qui existent et qui sont développés scientifiquement dans le monde. Ils sont encore peu connus en France. Mais au-delà de ces programmes, dans notre vie quotidienne, la première étape de la compassion, c'est la connexion au moment présent et à la souffrance. Alors, ce n'est pas forcément une grande souffrance, mais dans notre vie quotidienne, on a très souvent des émotions, des petites douleurs, des petites choses qui nous touchent à l'intérieur. Et le premier réflexe, ça va souvent être d'essayer de s'anesthésier en quelque sorte, de se couper de ces souffrances-là pour se sentir mieux. Donc on va peut-être essayer de manger un peu de chocolat, pour ne pas ressentir un moment de tristesse, ou on va peut-être avoir des addictions, boire de l'alcool, etc. pour ne pas ressentir nos souffrances. Travailler sur la compassion, c'est essayer d'amener une conscience de ce qu'on vit en nous-même. Et c'est à partir de cette conscience-là qu'on va pouvoir travailler à être bienveillant, à être à l'écoute du besoin qui s'exprime derrière notre souffrance.

Pour ce qui est de la compassion pour les autres, un petit peu de la même manière, on peut aussi, par des choses très simples, prendre le temps d'observer les gens autour de nous par exemple. Je sais que personnellement, la compassion a changé ma façon de regarder les gens dans la rue. C'est-à-dire qu'au lieu de regarder mes pieds quand je marche, je fais consciemment l'effort de lever la tête et de regarder les gens qui sont autour de moi. Et de façon imperceptible, je reçois des petits sourires, ou il y a des interactions qui se font plus facilement quand je fais la queue, ou des petits moments de joie finalement, qui amènent aussi des émotions positives dans la journée. Ce n'est pas quelque chose d'extraordinaire, mais ce sont des petites choses qui se tricotent au cours de la journée et qui font qu'à la fin de la journée, on se sent mieux, on se sent plus connecté à soi, plus connecté au monde dans lequel on vit.

  • Y a-t-il des fausses croyances sur le sujet de la compassion ?

Il y a beaucoup de fausses croyances par rapport à la compassion. Par exemple, il y a l'idée que c'est quelque chose de religieux, parce que c'est une valeur qui est centrale dans toutes les religions. Donc on a tendance, surtout dans les pays francophones, à associer la compassion à une question de religion alors que pas du tout. C'est vraiment quelque chose qui est inhérent à la vie quotidienne, mais qui peut être repris aujourd'hui dans différentes institutions, même certains Etats se positionnent en disant que la compassion est une de leurs valeurs. Soulager la souffrance, c'est non seulement quelque chose qui peut être assez large, presque de l'ordre de la valeur, mais ça peut aussi être quelque chose de très concret, très pratique. A un moment donné, soulager la souffrance, c'est apporter quelque chose de positif, et de ce positif ressort aussi une énergie, une richesse qui nous nourrit nous, personnellement, et qui peut aussi être un moteur dans une entreprise, dans une multinationale, dans un Etat, etc. 

Une autre fausse croyance... Souvent, on pense que l'auto compassion, le fait de prendre en compte nos propres souffrances, peut nous amener à avoir des objectifs moins élevés. Les recherches montrent qu’en réalité, pas du tout ! Les personnes qui ont un haut niveau d'auto compassion ont des objectifs tout aussi élevés et on la retrouve chez les grands sportifs notamment.

Je pense que mon histoire personnelle m'a amenée à la compassion parce que j'ai traversé des épisodes de dépression dans mon enfance et dans mon adolescence. Et un petit peu par hasard, j'ai lu un livre à l'âge de 16 ans sur la compassion, sur l'histoire d'un homme qui était atteint du sida et qui écrit un livre en phase terminale. Il explique comment la compassion l'a aidé à faire face à ses souffrances. Et ce livre m'a beaucoup marqué. Il m'a amené à commencer la méditation à l'âge de 16 ans et il m'a vraiment aidé à sortir de ces épisodes de dépression qui étaient récurrents et notamment en développant une forme d'auto compassion. C'est-à-dire que, dans les moments où j'étais plus déprimée, j'avais tendance à me déconnecter des autres, à m'isoler un peu à l'intérieur de moi-même, à être dure envers moi-même... Et le fait de pouvoir accueillir ma propre souffrance, de pouvoir me parler avec gentillesse, m'a permis progressivement de sortir de ces boucles de déprime et de vraiment me réconforter et reprendre confiance en moi. Ça m'a donné une force intérieure, une sorte de rebond, de flexibilité intérieure, qui m'a vraiment permis d'avancer différemment par rapport à mes émotions difficiles.

Conversation avec Isabelle Leboeuf, docteure en psychologie clinique et psychothérapeute.

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